Le Singe qui lit fait partie des enseignes montmartroises qui ont survécu à la mutation touristico-immobilière de notre quartier.
Depuis 1908 il y avait à son emplacement, jouxtant le Cadet de Gascogne, une brocante tenue pendant des années par un personnage haut en couleurs comme en suscite souvent la Butte : Emile Boyer.
Emile Boyer (1877-1948) est fils de chiffonnier. Il pratique plusieurs métiers avant de se percher place du Tertre où il gère un bric à brac hétéroclite, à la fois épicerie et brocante! On dit que Gen Paul le chargeait de vendre ses aquarelles qu'il accrochait à l'aide de pinces à linge à un fil suspendu dans la boutique.
On raconte encore qu'Utrillo payait son ardoise de gros rouge avec des toiles que notre brocanteur-épicier collectionnait.
C'est ainsi que le virus pictural qui circule librement par les rues de Montmartre contamine notre homme qui s'achète un chevalet et bien des années avant l'invasion de la place du Tertre par les barbouilleurs, s'installe sur le trottoir devant son échoppe..
Indifférent aux courants nouveaux et aux précurseurs, il peint à sa manière, réaliste et colorée, sans se soucier des modes. Son oeuvre est restée dans l'ombre malgré une exposition en 1973 au musée de Montmartre. Dans les salles de vente, il est possible d'acquérir une de ses toiles pour un millier d'euros.
Un livre lui a été consacré : "Emile Boyer -Années folles-" par Martine et Bertrand Willot.
Voici en quels termes leurs auteurs le présentent :
"brocanteur, anarchiste, fort en gueule, caractériel, marchand de frites et peintre"!
Bref! un homme complet!
...Car... il est le précurseur à Montmartre des "baraques à frites" chères à nos amis nordistes!
Pourquoi la boutique porte-t-elle ce nom : Le Singe qui lit?
Il y aurait eu à Montmartre à la fin du XIXème siècle une revue d'artiste qui s'appelait ainsi. J'en ai cherché la trace et ne l'ai pas trouvée. Aucun document, aucun témoignage... rien ne permet de confirmer cette source!
Un singe en argot est un patron mais aussi un ouvrier typographe, un typo. Or, parmi ses multiples activités, Emile boyer fut ouvrier typographe! Il est plausible et réjouissant de lui accorder la paternité du nom!
Après Emile Boyer, la boutique connaît divers avatars...
Elle s'appelle pompeusement "Relais des Arts" et se spécialise dans la marionnette.
Le Relais disparaît à son tour avec ses petits personnages qui laissent le Singe reprendre possession de sa boutique pour ne plus la lâcher.
Comme à l'époque d'Emile Boyer un joyeux bric à brac s'y installe, une brocante foutraque encombrée d'objets hétéroclites ou incongrus.
... et c'est un autre artiste qui succède à Emile Boyer : Georges Gremillet.
Il fait sa publicité en vendant ses dessins et ses eaux fortes exposés sur les murs et dans la vitrine...
Quand il cède son commerce, c'est la fantaisie et la créativité qui s'en vont avec lui.
Les nouveaux propriétaires en font une boutique de souvenirs made in China, semblable aux dizaines de boutiques qui jalonnent le circuit touristique.
Par chance, ils conservent l'enseigne qui fait aujourd'hui partie du patrimoine montmartrois.
Le singe s'ennuie parmi ces objets de bazar.
Il cherche en vain une librairie où acheter le dernier Modiano ou un kiosque pour se procurer Charlie Hebdo!
Hélas il faut se résigner! La littérature, l'humour et la peinture ont depuis belle lurette déserté notre Butte!