La Folie Sandrin!
Qui ne connaît à Montmartre cette imposante construction sise au 22 rue Norvins, tournant fièrement son fronton vers Paris, l'air de dire qu'aucune demeure, aucun hôtel de la capitale ne jouira jamais d'une telle situation ni d'une telle vue?
Les bâtiments dont une partie remonte au XVIIIème siècle se sont d'abord appelés Palais Bellevue. C'est sous ce nom qu'ils deviennent la propriété en 1774 d'Antoine Gabriel Sandrin (parfois orthographié Cendrin).
Notre homme a fait fortune dans la bougie! Il est en effet Maître et marchand chandelier.
La propriété acquise par Sandrin était telle qu'elle avait été édifiée à la fin du XVIIème siècle, un peu austère au goût du chandelier, homme des lumières avant la lettre, qui rasa quelques bâtiments annexes et fit édifier une demeure vaste et claire dans ce village de Montmartre où elle fut appelée aussitôt "Folie Sandrin".
Rappelons s'il en était besoin que la folie n'est pas la maladie que tentera de soigner en ce lieu le célèbre Docteur Blanche, mais une "feuillée" c'est à dire une maison de campagne sous les arbres !
Des rocailles ensauvageaient les jardins et furent à l'origine du nom de maison des rochers que certains Montmartrois donnèrent alors à la folie.
Une description notariale a été rédigée pour la vente de la propriété en 1795 à un marchand de vin (clin d'oeil de l'histoire puisque le réservoir situé devant la folie est devenu le siège de la commanderie pinardière du Clos Montmartre, soucieuse de promouvoir dans l'univers la production des vignes locales).
Elle nous donne une idée de l'opulence de cette demeure qui comportait 24 pièces et était entourée d'un vaste jardin aménagé, à l'arrière, dans le goût anglais.
Le marchand de vins ne fit pas fortune et, en 1805, revendit sa propriété au docteur Prost, aliéniste disciple de Philippe Pinel qui,s'insurgeant contre les traitements inhumains réservés aux "fous" (chaînes, électricité...) prônait un traitement "moral" de la folie. Il importait pour lui de traiter les malades avec bienveillance et compassion, leur parler, vivre avec eux...
Le docteur Prost partageait ses repas avec ses pensionnaires, les écoutait, les traitait avec respect. Il obtint des résultats si encourageants que son établissement devint célèbre.
En 1820 le docteur Prost cèda son établissement qui avait acquis une réputation flatteuse à un autre docteur, Esprit Blanche (1796-1852).
Avec lui, la Folie Sandrin entra dans l'histoire littéraire. Un des plus grands poètes du XIXème siècle, Gérard de Nerval y séjourna en effet
Il la décrivit dans "La Bohême Galante" comme une "villa fashionable et même aristocratique"!
C'est en 1841 qu'il est accueilli à la Folie Sandrin. La maison lui paraît luxueuse, en contraste total avec les asiles d'aliénés où les malades sont à peine mieux traités que des animaux. Les tarifs sont si élevés que le poète n'aurait jamais pu y payer sa pension si la générosité du docteur Blanche n'avait acccordé la gratuité aux artistes.
Nerval est atteint de psychose maniaco-dépressive doublée de schizophrénie, une maladie que l'on traite aujourd'hui par la chimie. Le docteur Blanche le juge incurable.
Nerval apprécie le calme et le charme de Montmartre au point qu'il choisira d'y séjourner en 1846, au Château de Brouillards.
Quand il subira sa grande crise en 1853-1854, il retrouvera le docteur Blanche.
Mais la maison de soins aura déménagé à Passy et le docteur Blanche ne se prénommera plus Esprit mais Emile (fils du précédent).
C'est pendant ce dernier séjour qui précèdera sa mort qu'il écrira Aurélia où rêve et réalité se mêlent, où sont percées les "portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible".
Parmi les pensionnaires célèbres du docteur Blanche à Montmartre, on trouve Jacques Arago (1890-1854)
Frère de Jean et de François (le plus célèbre des trois) il est à la fois écrivain et explorateur. Il rapporte de ses voyages de nombreux croquis.
C'est lui qui nous laisse dans son ouvrage "Paris ou le livre des cent et un" la description la plus complète du docteur Blanche, de sa femme et de la "maison de fous" comme il l'appelle :
Au haut de la butte Montmartre, sur un tertre dominé par les bras gigantesques de plusieurs moulins à vent, est un édifice irrégulier de quelque apparence, dont la façade blanche, assez élégante, appelle les regards des curieux (...)
Le derrière de la maison donne sur un jardin à l’anglaise, petit, mais agréable. Les malades, les idiots, les fous, s’y promènent à volonté ; ceux dont la folie est dangereuse sont séparés des autres par une haute palissade de planches, qu’ils ne peuvent ni franchir, ni abattre. D’un côté la douleur, de l’autre le désespoir (...)
Un autre pensionnaire célèbre fut Claude Barizain (1783-1843) acteur du théâtre Français connu sous le nom de Monrose.
Il était spécialisé dans les rôles impertinents de valets, tels Scapin, Crispin ou Sganarelle. Spirituel et primesautier sur scène, il était dans la vie d'une grande mélancolie. Une "mélancolie incurable" diagnostiquera le docteur Blanche.
Quand sa femme meurt en 1841, il reste prostré, frappé d'amnésie. Il est conduit en 1842 dans la maison de Montmartre.
En janvier 1843, le docteur Blanche l'accompagne au théâtre où devant son public, Monrose, retrouvant soudain la mémoire, joue sans une faute le rôle de Figaro dans le Barbier de Séville. Il connaît un immense et ultime succès dû à sa performance et à l'émotion de ses admirateurs qui savaient qu'ils assistaient à un adieu.
Trois mois et demi plus tard, Monrose meurt dans son refuge montmartrois. Il est enterré au cimetière Montmartre.
Parmi les hôtes célèbres de la Maison Blanche, mention doit être faite d'une grande amoureuse : Emilie de Lavalette (nièce de Joséphine de Beauharnais, 1781-1855)
En 1815, pendant la "Terreur Blanche", son mari, Antoine de Lavalette, ancien aide de camp de Napoléon, est arrêté et condamné à mort. Emilie se rend avec sa fille à la Conciergerie où il est incarcéré. Après avoir dit adieu à son mari elle quitte la prison. On découvrira, trop tard pour le rattraper, qu'Antoine est ressorti déguisé en femme avec sa fille tandis qu'Emilie prenait sa place dans sa cellule!
Après des mois d'emprisonnement éprouvant où elle est traitée sans ménagement, Emilie a recours aux soins du docteur Blanche qui dans un premier temps la remet d'aplomb. Mais après la mort de sa fille, sa raison défaille de nouveau. Elle ne reconnaîtra pas son mari revenu d'exil.
Après le départ du docteur Blanche, sa maison connaît divers avatars.
Elle devient jusqu'en 1875 une institution de demoiselles de bonne famille, sous la houlette d'une certaine veuve Mathieu.
La veuve disparue, une fabrique de broderies avec de jolies brodeuses style Mimi Pinson, occupa les lieux. Elle appartenait à un Monsieur Gilbert dont je n'ai trouvé aucune trace!
La fabrique fait faillite. Un institut normal de jeunes filles prend possession des lieux dans les décennies 1950 et 60.
Hélène, une Montmartroise qui y fut élève se rappelle son école :
"J'ai été élève au Cours Normal de Montmartre dans les années 58-60. J'en ai gardé le souvenir de bâtiments vétustes (le plafond de la salle de classe menaçait de s'effondrer!) et d'un immense jardin où nous faisions la gym et allions en récré.
Le jardin était boisé et mal et moins bien entretenu mais il avait plus de charme."
...et puis Montmartre devient la proie des promoteurs aux longues dents. La folie est rachetée, restructurée, modernisée et vendue en appartements de luxe!
Respectons l'anonymat de ses heureux habitants.
Parmi ceux qui après y avoir vécu ont quitté à tout jamais la Butte, retenons le plus flamboyant d'entre eux, Jean Marais, qui partageait sa vie entre Vallauris et Montmartre!
La propriété se protège derrière ses grilles et ses murs.
Le prix du m2 peut y flirter avec les 22 000 euros.
Le bon docteur Blanche n'aurait plus les moyens d'y installer sa maison de soins et Nerval irait se pendre ailleurs!