C'est une des artères les plus célèbres de Montmartre, l'une des plus recherchées et des plus opulentes. Sur les terrains où vivaient les plus pauvres des Montmartrois s'est construite une avenue réservée aux plus riches!
En effet c'est le "nettoyage" du Maquis qui a libéré un espace offert aux spéculateurs. Quelques irréductibles maquisards ont résisté aussi longtemps qu'ils ont pu et c'est grâce à eux que subsistent au milieu des immeubles et des villas quelques arpents de nature!
... Par bonheur, le projet initial qui prévoyait la destruction du château des Brouillards et de l'impasse Girardon a été modifié in extrémis!
La destruction du maquis se réalisa en plusieurs étapes.
En son centre fut tracé un axe qu'on appela "rue" Junot en 1893 mais ce n'est qu'en 1910 que commença le lotissement de la portion comprise entre les rues Simon Dereure et Caulaincourt et en 1912 entre Girardon et Dereure.
C'est par un décret de 1910 que la rue est promue en "avenue" Junot!
Promotion imméritée pour ses 450 mètres de long et ses 20 mètres de large!
Le nom de Junot convient à cette avenue tracée à grands coups de sabre dans le village de bric et de broc où survivaient ferrailleurs, chiffonniers, rempailleurs, marchands des 4 saisons et leur marmaille joueuse et frondeuse qui inspira à Poulbot ses plus beaux dessins.
Le général Junot (1771-1813) surnommé La Tempête par Napoléon est un guerrier audacieux , colonel général des Hussards, toujours aux avant-postes, prêt à recevoir tous les coups. Et il en reçut tant que de Campagne d'Egypte en Campagne de Russie, il en perdit la tête et se jeta par la fenêtre du logis paternel où sa santé mentale l'avait exilé.
Sa femme la duchesse d'Abrantès mériterait autant que lui de donner son nom à une rue! A la mort de son mari, elle a une liaison avec le jeune Balzac qui pense à elle en écrivant "La femme de trente ans". Elle a rédigé ses mémoires, corrigés par le même Balzac, Elle a tenu un salon à la mode. Elle a sa demeure éternelle au cimetière Montmartre voisin, contrairement à son mari enterré en Bourgogne, à Montbard.
Le début de l'avenue peut déconcerter car côté impair il porte le nom de l'impasse Girardon.
Quelques maisons modestes de l'ancien village y ont survécu et c'est au 2, que Gen Paul avait son atelier.
Gen Paul (1895-1975) de son vrai nom Eugène Paul est un authentique Montmartrois né 69 rue Lepic (immeuble peint par Van Gogh) et qui a vécu toute son existence sur la Butte. En simplifiant on peut le classer parmi les Expressionnistes et, hélas sans simplifier, parmi les artistes antisémites qui ne voyaient pas d'inconvénient moral à rencontrer Otto Abetz. Pas étonnant qu'il ait eu pour ami Céline, son voisin de la rue Girardon qui lui rendait visite régulièrement.
Alors qu'à l'épuration Céline dut s'enfuir, Gen paul resta à Montmartre et ne fut pas inquiété !
Cette "injustice" nourrira le ressentiment de l'écrivain qui se vengera en donnant à "Jules" personnage de sa "Féérie pour une autre fois" les traits peu flatteurs et peu flattés du peintre!
Les fans de Céline continuent de crier à la discrimination en constatant qu'aucune plaque commémorative n'est apposée sur son immeuble alors qu'il y en a une, sur la maison de Gen Paul et que des lettres de belle taille : "ATELIER DE GEN PAUL" peintes au-dessus des fenêtres rendent hommage au peintre qui ne se contentait pas de créer en cet endroit mais qui y recevait en même temps que Céline quelque amis collaborateurs!
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Ils tentent de réparer cet affront avec des pochoirs qui rappellent le passage de l'écrivain sur la Butte et commémorent avec émotion le couple qui s'aima en ce lieu pendant les années terribles et les rafles. Ils pourraient ajouter que de leur fenêtre avec vue imprenable, les tourtereaux purent voir stationner sur l'avenue les bus de la rafle du Vel d'Hiv chargés de nettoyer Montmartre de sa "juiverie".
Côté impair, au n° 1, derrière le moulin de la Galette, le Ciné 13 théâtre qu'on appelle plus simplement "le 13" est proche de l'ancien théâtre du Tertre, transformé dans les années 70 en cinéma par Claude Lelouch qui le décora dans le style des années 30 pour servir de cadre à son film "Edith et Marcel". Il est aujourd'hui dirigé par la fille du réalisateur, Salomé Lelouch, elle -même metteur en scène.
J'ai connu le temps pas très éloigné où l'on pouvait regarder des films, installés dans de grands fauteuils de cuir rouge, une flute de champagne à la main!
Une allée privée s'ouvre à côté du 13. De petits immeubles ont été construits sur le parc qui entourait le Moulin de la Galette.
Côté pair, passé le square, un immeuble moche et sans aucun style, le n° 10, s'est élevé là où des fouilles archéologiques avaient retrouvé le plan d'une villa gallo romaine, rappel de l'occupation antique de la Butte quand des temples dédiés à Mercure et à Mars s'y élevaient, ancêtres païens du Sacré coeur!
(quelques colonnes antiques ont été remontées dans l'église Saint-Pierre.)
Le 12 a été construit en 1925. Ses lignes fortes et rythmées sont typique de l'Art Déco.
La grande guerre ayant interrompu les travaux, c'est dans les années 20 qu'ils reprirent et firent de cette "avenue" un véritable musée Art Déco.
Il n'y a rien à dire du 5, banal et BCBG, sinon qu'il est sur la ligne jadis marquée par des repères de bronze du méridien de Paris.
Il subsiste ici et là quelques médaillons à l'effigie d'Arago.
Le 9 est un bel immeuble des années 20. C'est une belle architecture dominée par une tour avec vue panoramique....
Passez votre chemin devant le 11. C'est tout juste si quelques ouvertures dans le blindage vous permettent d'y jeter un oeil! C'est pourtant là que vécut Suzanne Valadon de 1925 jusqu'à sa mort en 1938.
La maison fut achetée par Maurice Utrillo qui profita des moyens que lui apporta un contrat passé avec Bernheim.
Le 13 est un des immeubles les plus photographiés. C'est la maison de Poulbot sans qui Montmartre ne serait pas Montmartre (il est vrai que le contraire est vrai, Poulbot ne serait pas Poulbot sans Montmartre!)
Là où vivaient les gosses qu'il avait tant dessinés, Poulbot se fit construire cette imposante villa.
En même temps qu'il faisait construire cette maison, il finançait pour les gosses un dispensaire, rue Lepic.
Il dessina pour la façade quelques mioches dont les gros visages en mosaïques forment une frise. Ils ont perdu l'insolence et la fraîcheur des premiers dessins et préfigurent les poulbots botoxés qui sont vendus aux touristes place du Tertre et qui sont reproduits sur les cartes postales.
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Traversons la rue poursuivis par ce cauchemar ... et réfugions-nous au 14bis.
... et reposons-nous avant de poursuivre la visite de l"avenue Junot!
(à suivre)