Poète à part, virtuose de l'argot et du parler populaire, Jehan-Rictus ne pouvait trouver refuge que dans le Montmartre des artistes fauchés et des anars.
Gabriel Randon (véritable nom de Jehan-Rictus) est né en 1867 à Boulogne sur mer.
On ne peut pas dire qu'il ait eu une enfance heureuse, non reconnu par ses parents, élevé par une mère névrosée qui rêvant d'une gloire théâtrale s'installe avec son fils âgé de huit ans à Paris.
Il racontera son enfance de garçon mal aimé dans son roman Fil de Fer publié en 1906 qui n'est pas sans évoquer Poil de Carotte.
A 14 ans, il cesse d'aller à l'école. Il est employé dans des maisons de commerce comme apprenti jusqu'à l'âge de 16 ans où il se sépare de sa mère.
Très vite il est attiré par Montmartre où il survit grâce à de petits boulots qui lui assurent à peine de quoi se payer nourriture et abri. En 1889 il vit dans la rue avec les clochards et les laissés pour compte qui trouvent refuge dans le maquis. Il n'oubliera jamais cette période de sa vie où il fait l'apprentissage de la misère.
C'est là qu'il rencontre pour la première fois Steinlen dont le Cat's Cottage est en bordure du maquis. Steinlen deviendra un ami fidèle et c'est lui qui illustrera son plus célèbre recueil : Les Soliloques du Pauvre.
Il représentera page apès page le poète comme un errant, un passant tragique à la silhouette de Juif errant. Ses dessins sont au plus près de l'os, images charbonneuses d'un artiste mangé par la misère et la nuit, image un tant soit peu fantasmée du clochard idéal!
Gabriel Randon qui n'a pas encore choisi de s'appeler Jehan-Rictus se sent poète. Il admire alors Heredia qui l'aide à trouver un emploi dans une banque!
A la même époque il se lie d'amitié avec un poète symboliste, Albert Samain.
On a du mal à reconnaître l'écorché vif dans les vers qu'il écrit, inspirés des Parnassiens ou des Symbolistes....
(...)
Vous me refusez. Adieu! tout s'écroule.
Je sais une mer, là-bas, dont la houle
Fermera sur moi son linceul flottant.
Si vous demeurez dédaigneuse, altière,
Je sais une croix dans un cimetière
Où j'irai clouer mon coeur palpitant."
Gabriel Randon. (sonnet à Léonie Godart. 1887)
En 1892, le poète qui ne donne pas satisfaction à la banque et à qui elle n'en donne pas plus, va exercer sa plume dans le journalisme. Sans grand succès.
Il se sent poète avant tout et commence à fréquenter les cabarets où il lit ses textes.
Il débute 62 bd de Clichy au cabaret des Quat'z'Arts. C'est à cette occasion qu'il choisit le nom sous lequel il sera connu et qu'il tient à écrire avec un trait d'union. C'est aussi l'époque où il quitte le formalisme des vers classiques pour s'exprimer dans un langage populaire mâtiné de patois picard et d'argot parisien.
Il rencontre le succès grâce à un de ses textes les plus forts : le Revenant.
Il est invité dans des fêtes syndicales pour le déclamer devant un public ému.
Il fréquente le Lapin Agile où il a l'occasion de connaître Max Jacob et Apollinaire.
Le long poème donne la parole à un clochard qui voit surgir face à lui, un soir de brume, le Christ, aussi décharné et aussi désespéré que lui.
Il compatit au sort terrestre misérable de l'homme divin et lui présente la société moderne plus dure encore et plus injuste que celle pendant laquelle il a vécu avant de subir sa passion :
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"-Ah! Comm' t'es pâle...ah! comm' t'es blanc.
Sais-tu qu't'as l'air d'un Revenant,
Ou d'un clair de lune en tournée?
T'es maigre et t'es dégingandé,
Tu d'vais êt' comm' ça en Judée
Au temps où tu t' proclamais Roi!
A présent t'es comm' en farine.
Tu dois t'en aller d' la poitrine
Ou ben... c'est ell' qui s'en va d' toi!
Après avoir soliloqué longuement, après avoir accusé le Christ d'être un défaitiste qui tend la joue gauche alors qu'il faudrait se révolter, après l'avoir vu pleurer...le clochard se rend compte que c'est à son propre reflet dans le miroir d'une devanture qu'il a parlé en croyant s'adresser au fils de Dieu!
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-Et Jésus-Christ s'en est allé
Sans un mot qui pût m'consoler,
Avec eun' gueul si retournée
Et des mirett's si désolées
Que j' m'en souviendrai tout' ma vie.
Et à c' moment-là, le jour vint
Et j' m'aperçus que l'Homm' Divin...
C'était moi, que j' m'étais collé
D'vant l' miroitant d'un marchand d' vins!
On perd son temps à s'engueuler...
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Le poème fera partie du recueil qui paraîtra en 1897 et qui assurera jusqu'à nos jours la renommée de Jehan-Rictus : "Les Soliloques du Pauvre".
Heureuse époque où un recueil de poèmes pouvait rencontrer le succès, être épuisé en quelques jours et nécessiter une réédition (au Mercure de France) !
Pendant ces années d'intense activité entre écriture et cabaret, Jehan-Rictus habite au coeur de Montmartre, rue Lepic.
D'abord au 64 où il loue un modeste appartement, ensuite au 50 dans un immeuble proche de celui où vécut Théo Van Gogh et où Vincent séjourna.
Pendant ces années fécondes, il fréquente la Maison du Trappeur qui allait devenir le Bateau Lavoir. Il y rencontre des poètes et des peintres anarchistes.
L'esprit de la Commune est encore présent sur la Butte !
Un public chaleureux l'accueille à la Roulotte, cabaret proche de la place de Clichy (42 rue de Douai) où se produit un autre poète du Pas de Calais, Marcel Legay, l'auteur de la chanson "Ecoute ô mon coeur" qui met la larme à l'oeil de tous les Artésiens!
Parmi les lieux où il interprète ses poèmes, citons encore au 25 rue Lepic le Cabaret de la Vache Enragée.
Jusqu'en 1914 il publie divers recueils (Doléances, les Cantilènes du malheur) des plaquettes (la Frousse, les petites Baraques) un roman (Fil de fer).
Après cette date, bien qu'il lui reste une vingtaine d'années à vivre, il ne produit quasiment plus rien, comme si l'embourgeoisement de la vie rangée l'avait privé d'un talent qu'irriguaient la révolte et la misère.
L'anarchiste, le rebelle vit correctement de ses droits d'auteur et d'aides publiques. Il a abandonné tout espoir et même tout désir de révolution.
Pire, il se rapproche par certaines idées de l'Action Française!
Le pacifiste a abandonné ses rêves de fraternité et la guerre le contraint à renoncer à ses illusions d'entente entre les peuples.
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"(...) Gn'y en a qui dis'nt que l' Monde un jour,
Y s'ra comme un grand squar' d'amour,
Et qu' les Homm's qui vivront dedans
S'ront d' grands Fan-fans, des p'tits Fan-fans,
Des gros, des beaux, des noirs, des blancs.
(La Farandole des pauv's tits fan-fans)
Il vit dans un immeuble cossu, 8 rue Camille Tahan. Il ne ressemble plus au Juif errant, au fantôme émacié qu'avait dessiné Steinlen.
Comme si après l'épuisement de son talent et de sa révolte, il n'attendait plus que la mort physique, il a choisi d'habiter contre le cimetière de Montmartre. Le mur pignon de son immeuble donne sur la ville des morts.
Il meurt en 1933.
Il est âgé de 66 ans.
Il ne saute pas par la fenêtre pour rejoindre le cimetière Montmartre.
Il est transporté dans sa boîte en sapin à Bagneux où il est enterré dans la 25ème section.
Sur sa pierre tombale sont gravés ses derniers vers :
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"Voui, dormir... n'pus jamais rouvrir
Mes falots sanglants su' la Vie,
Et dès lors ne pus rien savoir
Des espoirs et des désespoirs.
Qu' ça soye le soir ou bien l' matin,
Qu'y fass' moins noir dans mon destin,
Dormir longtemps... dormir...dormir !
Jehan-Rictus reste vivant aujourd'hui pour tous ceux qui ont lu ses poèmes.
Sa légende est plus coriace que sa biographie.
Il est à jamais l'homme des Soliloques, le poète de de la compassion et de la révolte.
Sa long fantôme noir et voûté ne cesse de hanter les rues de la Butte....
Peut-être se plante t-il devant la vitrine d'une boutique de luxe des Abbesses pour apostropher le Christ :
"Avoue-le, va... t'es impuisssant,
Tu clos tes châss's, t'as pas d' scrupules,
Tu protèg's avec l' même sang-froid
L'sommeil des bons et des Crapules
Et quand on perd quéqu'un qu'on aime,
Tu décor's, mais tu consol's pas.
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Ou bien, devant les couples qui s'embrassent dans le square qui porte son nom et où a été construit le Mur des "Je t'aime" se laisse t-il émouvoir... un instant...
Des Enlacés pass'nt deux par deux
(Comm' la Mort toujours près d' la Vie)
Y m' frôl'nt, y vont - je m'fais des ch'veux
Car moi j' suis seul et ça m'ennuie.
Mais l' ciel s' met eun' si bell' liquette,
L'ensemble il a l'air si joyeux,
Y fait si doux, y fait si chouette,
Qu' ça s'rait p'têt' vrai qu'y a un Bon Guieu!"
(Le Printemps. Les soliloques)